Parmi tous les hommes, Jésus est à la fois le seul innocent et celui qui a le plus connu le mal, jusqu’à prendre sur lui tous nos péchés. Le Christ a expié pour nos péchés. Mais lorsqu’on lit et qu’on médite sa Passion, le voit-on nous reprocher nos péchés ? Le voit-on outré par nos péchés ? Écoeuré ? Révolté ? Oui et non : il sait leur gravité, il sait l’absence de Dieu dans notre coeur. Il en souffre et sa compassion pour les hommes est immense, mais il accepte. Et c’est cette acceptation qui conduit à l’expiation. A Gethsémani, dans le palais de Pilate, dans les rues de Jérusalem et au Golgotha, elle sous-tend l’offrande qu’il fait de sa vie. « Père, pardonne-leur, ils ne savent pas ce qu’ils font » (Lc 23,34). Et, in fine, il nous laisse son coeur transpercé, source d’eau vive et de miséricorde.
Nous sommes appelés nous aussi à suivre Jésus, à faire pénitence, à participer à cette expiation qui consiste d’abord et essentiellement à s’abandonner dans l’acceptation croyante, obéissante et aimante pour avoir part au destin du Seigneur. Nous devons accepter, d’autant plus que nous sommes complices de ce péché du monde et de ce qu’il produit : souffrances, ténèbres, persécutions, absence de Dieu, mort. Nous ne devons pas nous crisper ou nous rebeller vainement contre les désordres du monde mais plutôt regarder les nôtres. Et cette attitude expiatoire, à la suite de Jésus, peut ouvrir nos coeurs au rejet du péché et au désir de pénitence.
L’ascèse chrétienne n’est donc pas mépris de la vie ou mépris des autres, mais union au Christ et purification de nos tendances idolâtriques, pour revenir au Père de qui découle tout don véritable.
Dans le livre Préparation à la consécration à la Sainte Vierge selon la méthode de saint Louis-Marie Grignion de Montfort, dans lequel il est recommandé de prendre 30 jours pour se préparer à un acte solennel de consécration à la Vierge Marie, - dont neuf jours pour dire « Adieu au monde » -, on trouve ce texte qui exprime avec lucidité ce qu’est le « monde » :
« Un jour, saint Anselme fut ravi en extase. Il vit un grand fleuve, au cours rapide, où coulaient les immondices de l’univers entier. Rien de plus hideux que ces eaux fétides et fangeuses. Mais ce qui étonna le saint, ce fut de voir que des multitudes d’hommes, de femmes, d’enfants s’y jetaient continuellement et semblaient s’y délecter. "Mais de quoi se nourrissent ces malheureux, et comment peuvent-ils en vivre un instant dans un tel séjour ?" s’écrie Anselme au comble de la surprise. Une voix lui répondit :
"Ils se nourrissent de cette boue et ils en font leurs délices. Ce fleuve que tu vois, ô Anselme, c’est le monde, et il entraîne, dans ses eaux nauséabondes, les mortels avec leurs richesses, leurs honneurs et toutes leurs passions. Hélas ! Si grande que te paraisse leur infortune, eux s’estiment bienheureux"… »
« Se renier soi-même », « haïr sa vie », comme le recommande Jésus dans l’Évangile, ne doit pas être mal compris. Le christianisme n’est pas une religion qui afflige l’être humain. Bien au contraire, Jésus est venu pour que l’homme « ait la vie et qu’il l’ait en abondance » (Jn 10,10). Mais, à l'inverse des faux maîtres d’hier et d’aujourd’hui, le Christ ne trompe pas.
Il connaît intimement la créature humaine et il sait ce qu’il nous faut, pour atteindre la vie, accomplir « un passage » - « une pâque » - de l’esclavage du péché à la liberté des fils de Dieu, en reniant « le vieil homme » pour laisser la place à « l’Homme nouveau » (cf. Ep 17,22-24).
« Qui aime sa vie la perd » (Jn 12,25) : ces paroles n’expriment donc aucun mépris de la vie, mais bien un authentique amour pour celle-ci. C’est en suivant la « voie étroite » que l’on trouve la vie. Qui choisit à l'inverse la voie « large » et commode, échange sa vie contre d’éphémères satisfactions, méprisant sa dignité et celle des autres.
Voilà pourquoi la Vierge Marie nous invite, sans cesse, dans toutes ses apparitions, à ce combat spirituel difficile, qui passe par le jeûne, la prière et la pénitence, comme à Lourdes où elle répète : « Prière, prière, prière » et « Pénitence, pénitence, pénitence ».
Loin de vouloir maîtriser sa vie et d’en jouir selon son propre dessein, Joseph s’en est au contraire dessaisi d’une façon exemplaire, en se confiant à Dieu, en recherchant sa justice, puis en renonçant au désir légitime d’engendrer selon la chair, pour être disponible au projet que le Seigneur avait pour lui. Il s’est renié lui-même jusque dans ses aspirations fondamentales, non par obéissance servile à un Dieu sadique, mais par amour filial envers un Père en qui il avait entièrement confiance, un Père qui donne bien plus que ce qu’il est possible d’imaginer, et qui ne taille sa vigne que pour qu’elle porte davantage de fruits.
C’est ainsi qu’il lui a été donné de trouver et de réussir sa vie, au-delà de tout ce qu’il aurait pu espérer.